La réception avait bien commencé, pourtant. Ç'aurait été une exaggération de dire que la soirée avait été gâchée, même si l'apparition de ses trois "amies" de fac n'avait pas aidé à garder l'humeur dans le bon sens. Mais au fond, ce qui la dérangeait le plus, ce n'était pas leur présence - même si elle croisait les doigts pour ne pas se retrouver associée à l'une d'elles le lendemain. Non, ce qui l'avait mise mal à l'aise pendant une bonne partie de la soirée, c'était une peste qui n'était apparue que dans les conversations.
Chloé.

Elle avait réussi autant que possible à garder le secret sur l'identité de sa soeur pour ne pas risquer d'être associée à elle. Et même si sa relation avec elle était catastrophique depuis New York, se rendre compte qu'elle avait fait autant de mal et qu'elle était aussi détestée avait eu sur Zoé un effet un peu inattendu. Comme un coup à l'estomac qu'elle n'avait pas vu venir. Comment Chloé pouvait-elle autant ressembler à leur mère, alors qu'elle-même n'avait rien en commun avec ? Et comment avait-elle pu faire autant de mal en aussi peu de temps ? Elle ignorait décidément bien des choses sur le passé de sa soeur. Comme le fait que Nathan faisait partie de ses "victimes".

Zoé avait fini par retourner dans sa chambre pendant que les autres profitaient encore de la soirée. Elle n'avait pas encore retiré sa robe pour enfiler quelque chose de plus pratique, pour la simple et bonne raison qu'elle avait passé tout ce temps à tourner en rond dans leur chambre. Difficile de croire qu'elle pourrait encore garder le secret là-dessus ; meêm si elle n'avait rien dit, elle avait l'impression que tous ses talents d'actrice avaient disparu à l'instant où il avait mentionné Chloé et que son lien avec elle s'était gravé sur son visage. Ce n'était sûrement pas vrai, mais n'avait-elle pas tiqué de façon visible ? Si personne n'avait réagi, c'était parce qu'un serveur avait percuté Artémis à ce moment-là. Du moins, c'était la conclusion à laquelle elle était arrivée à force de réfléchir toute seule dans sa bulle de subjectivité.

Ce ne fut que quand la porte s'ouvrit qu'elle arrêta de faire les cent pas inutilement. Peut-être qu'il n'en parlerait pas. Mais à vrai dire, même s'il ne lui faisait pas la remarque, elle avait l'impression d'avoir franchi la limite où l'omission devenait un mensonge. Et elle n'avait pas envie de lui mentir.

s'il n’avait pas eu connaissance du programme du séjour en amont, Nathan aurait sérieusement pu se demander si les prémices de la Murder Party n’avaient pas eu lieu ce soir. Entre les retrouvailles avec de vieilles connaissances, la présence de personnages hauts en couleurs et l’apparition surprise des PPP, tous les ingrédients semblaient réunis pour une fin de soirée avec un meurtre à la clé. Mais au final, chacun avait fini par regagner ses pénates les uns après les autres, sans qu’aucun crime majeur ne soit à signaler. Enfin … si on omettait le massacre de la robe d’Artémis, et la confrontation entre Eve et Taylor bien sûr.

Le jeune auteur, en pleine conversation passionnante avec Alya au sujet de son Astrablog, avait laissé Zoé retourner seule à leur cabine, sans y accorder plus de réflexion que ça sur le moment. Mais dans un recoin de son esprit en effervescence, un détail persistait à vouloir le tracasser. Un détail qui s’était rapidement retrouvé noyé sous les péripéties successives de la fin de soirée. Il se souvenait du regard gêné de son amie alors qu’ils avaient commencé à discuter avec leurs voisines. Un malaise palpable qui ne l’avait pas quittée jusqu’à son départ. Il avait tenté à plusieurs reprises de lui demander ce qui pouvait en être la cause, mais les rebondissements qui s’en étaient ensuivis lui avaient fait perdre le fil. Mais alors qu’il posait la main sur la poignée de leur compartiment, la vision de la petite moue contrite de sa colocataire lui revint comme un flash. Oui, il la connaissait suffisamment pour savoir que ce n’était pas anodin. Et il espérait sincèrement ne pas être celui qui l’avait provoquée. De toute façon, si c’était le cas, il allait en avoir le cœur net en poussant cette porte.

Zoé se tenait debout au milieu de la pièce, toujours vêtue de sa tenue d’époque, ce qui lui valut un regard surpris du jeune homme. A sa place, il serait repassé en pyjama à la première occasion venue, et pourtant son costume était bien moins sophistiqué que la robe somptueuse de son amie.

- Hey … Rassure-moi, tu n’attendais pas tout ce temps après moi pour que je t’aide à ôter ta robe ?

Il fit quelques pas pour se rapprocher d’elle, venant poser une main rassurante sur son épaule. Il se montra plus soucieux avant de lui demander :

- Ca avait pas l’air d’aller tout à l’heure … Et j’ai pas vraiment eu l’occasion de te demander pourquoi. Tu … tu veux m’en parler ?

C'était bien beau, de prendre la décision de dire la vérité, mais ça ne rendait pas ça simple pour autant. Par où commencer pour expliquer à son meilleur ami que la fille qu'il détestait, qu'il utilisait comme exemple parfait de personne à esquiver, qui avait visiblement fait souffrir des gens à qui il tenait... était sa demi-soeur ? Ça n'avait rien de simple.

Au moins, comme s'il avait sentit qu'elle était nerveuse - ce qui n'était pas bien difficile à deviner - son entrée en matière eut le mérite de le faire sourire. Un petit sourire un peu assombri par le stress, mais un sourire quand même.

- Ouhla, non, c'est pas un cap que je suis prête à franchir dans notre relation.

Elle rit un petit peu, quoique ça devait sonner bien différement de son insouciance habituelle quand ils plaisantaient ensemble. Puis elle déglutit, le regard un instant fixé sur le sol. Elle n'avait rien fait de mal, elle le savait, mais pour elle qui accordait une telle importance au regard des autres, l'idée de potentiellement changer celui que Nathan posait sur elle était plus qu'angoissante.

- Je... hm...

Elle releva les yeux, croisa son regard soucieux et toujours aussi rassurant qu'il l'avait toujours été, et se mordilla la lèvre avant de reprendre.

- Il y a quelque chose que je ne t'ai jamais dit. Ni à toi, ni à... beaucoup de monde.

À vrai dire, ses "amies" de la fac étaient au courant parce qu'elle avait fini par laisser passer l'information pour se faire une place, mais c'étaient probablement les seules personnes en dehors de son travail à le savoir. Zoé prit une grande inspiration. Ça ne pouvait pas être si terrible. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés, il était toujours là pour elle. Ça n'allait pas changer pour si peu. Elle avait quand même du mal à relever la tête pour le regarder en face. Ce serait la première fois qu'elle mentionnait sa mère devant lui ; elle avait toujours eu trop peur qu'il soit curieux d'en savoir plus.

- Ma mère est... assez connue... dans le monde de la mode...

Non, elle n'arrivait pas à le dire directement. Comment quelque chose d'aussi simple que le nom de sa mère pouvait rester aussi désespérément bloqué dans sa gorge ? Peu importe. Nathan avait assez de capacités de déduction pour comprendre même si elle s'exprimait de façon un peu indirecte. C'était quand même une partie de son fond de commerce.  

- Et elle a à peu près la même mauvaise réputation que... ma soeur, dans ton ancien collège.

Par pitié, comprends. C'était plus facile d'approuver une prise de conscience que de prononcer les mots elle-même. Vu les conversations qu'ils avaient eues ce soir, les petits détails qu'elle avait donnés, et le fait qu'elle ressemblait quand même un petit peu à Chloé... ça serait suffisant, non ?

Lorsque l’on vivait avec quelqu’un, qu’il s’agisse d’un parent, d’une petite amie ou dans ce ca précis d’une colocataire, on développait assez rapidement une sorte de sixième sens. Une intuitivité centrée sur l’autre, à même de nous permettre d’anticiper ses réactions, positives comme négatives. Ce fameux feeling qui amenait bien vite cette petite phrase : “Arrête, je te connais par coeur.”. Il n’avait pas fallu longtemps à Nathan pour en arriver à ce stade avec Zoé, tant la jeune actrice s’était dévoilée à son contact, trop heureuse de pouvoir, même temporairement, se délester des nombreux fardeaux qu’elle portait sur ses épaules. L’instinct du jeune homme le trompait rarement la concernant. Et ce soir, il avait manifestement encore visé juste.

Son sourire, suffisamment solaire pour illuminer une pièce, lui semblait plus terne. Et ce rire n’avait rien à voir avec l’éclat spontané dont elle le gratifiait quand il parvenait à la surprendre avec ses idioties. Non, cette fois, c’était … un masque ? Elle avait quelque chose sur le cœur, quelque chose de lourd. Et c’est sans grande conviction qu’elle tentait encore de donner le change. Wow. Ca ne lui ressemblait vraiment pas. Elle ébaucha un début de phrase après qu’il se soit débarrassé de sa veste et de sa cravate, mais les mots restaient coincés dans sa gorge. Son regard azur vint chercher dans le sien le soutien nécessaire pour continuer. Il fit de son mieux pour lui faire comprendre par un petit hochement de tête qu’elle pouvait y aller.  

- Wow … Ça a l’air … sérieux ? Tu sais, tu n’es pas obligée si … Enfin si tu le sens pas.

Il ne voulait pas la brusquer. Ce secret lui pesait visiblement plus qu’une simple petite contrariété de passage. Mais toutes les conditions semblaient réunies pour une révélation dramatique, qu’il s’agisse du cadre feutré du train de Solodid, ou encore de leur tenue d’époque qui ajoutait une certaine gravitas à l’ensemble. [...] A nouveau, la main de Nathan vint chercher le poignet délicat de Zoé pour l’étreindre avec douceur. Sa façon à lui de lui faire comprendre qu’il était là pour elle, quoi qu’il arrive. Après une hésitation, elle finit par évoquer à demi-mot sa mère.

Sans aller jusqu’à parler de tabou, il était vrai que contrairement à lui qui évoquait constamment son actrice de mère, Zoé restait étrangement discrète au sujet de sa famille. Même s'il s’en était déjà fait la réflexion, ça ne l’avait jamais troublé outre mesure. Après tout, il était bien placé pour savoir que certaines situations pouvaient être complexes, voire même synonyme de souffrance. Ca n’était donc pas lui qui allait chercher à lui tirer les vers du nez à ce propos. Il s’était toujours dit que ça finirait bien par venir naturellement dans la conversation. Apparemment, il s’était trompé.

Nathan fronça les sourcils, la petite phrase de Zoé le poussant à une réflexion sur un univers qu’il ne connaissait que de loin. Il ne devait sa plus grande référence en la matière, Gabriel Agreste, qu’à l’amitié qui l’unissait à son fils Adrien. Et pour ce qui était du reste, le peu d’intérêt qu’il y portait limitait ses connaissances à une poignée de noms de grands couturiers. Oh, et bien sûr à … Ses yeux s’ouvrirent en grand, comme sa bouche qui se figea, le temps que l’idée fasse le chemin jusqu’à son cerveau.

- Noooon … Ne me dis pas que … dit-il sans masquer son incrédulité.

Et pourtant, elle le lui dit. Indirectement, certes. Mais une fois le lien établi dans son esprit, elle aurait tout aussi bien pu lui dire directement qu’elle était la fille d’Audrey Bourgeois … Bien sûr qu’il savait qui était la rédactrice en chef de Style Queen. Son ex ne jurait que par elle et son magazine. Mais lui la connaissait surtout pour un autre fait d’arme : être la mère de la Reine des Pestes de ses années de collège. Et maintenant qu’il avait réalisé ce que tout cela impliquait, il le voyait presque comme une évidence. Ses yeux, bordel. Elles ont les mêmes yeux.

- Tu es … enfin j’veux dire … ta sœur c’est … Chloé Bourgeois ?

Il prononça le nom de la fille du Maire de Paris d’une manière bien différente de celle avec laquelle il l’avait évoquée plus tôt dans la soirée. Il avait pour tout dire … un peu honte. Honte de l’avoir bâchée devant Zoé. Certes, il ne connaissait pas du tout leurs rapports actuels, même si la peine qu’elle avait à l’évoquer lui laissait supposer qu’ils n’étaient pas au beau fixe. Mais elle n’en était pas moins sa sœur, et assister à ce genre de propos avait dû être foncièrement désagréable pour elle. Il arbora une expression contrite tandis que sa main encore libre vint rejoindre l’autre contre le bras de son amie.

- Oh putain Zoé, je suis vraiment désolé … Euh, pas parce que c’est ta sœur hein ? Enfin … Non, j’veux dire … Ce que j’ai dit sur elle tout à l’heure … Et les filles qui ont rigolé, c’était vraiment pas cool. Pardonne-moi pour ça, p’tit chat, j’avais vraiment aucune idée …

Ça aurait sans doute été plus simple de dire la vérité directement plutôt que de parler par énigmes, mais elle était incapable de prononcer cette phrase à voix haute. Mais l'avantage d'avoir un meilleur ami qui dévorait les histoires d'enquête comme elle dévorait les cookies en période de stress, c'est qu'il n'eut pas besoin de beaucoup plus d'indices pour comprendre. Elle se mordit la lèvre. Sa soeur... Demi-soeur, comme se serait empressée de corriger Chloé - ou moitié de soeur quand elle était vraiment en colère - mais sa soeur quand même. Combien de choses cela changeait-il dans la vision qu'on pouvait avoir d'elle ? Elles avaient les mêmes yeux, elle le savait. Est-ce qu'elle avait, pour autant, envie que ce soit ce à quoi les gens penseraient en croisant son regard ? Absolument pas.

- ... Ouais. Enfin, en partie. Du côté de ma mère.

Elle avait peur. Un peu. Que ça change tout, comme si sa soeur pouvait déteindre sur elle. Mais la réaction de Nathan n'eut bien évidemment rien à voir avec ce qu'elle pouvait craindre. Il vint poser son autre main sur son bras avec l'air plus désolé que de la juger. Évidemment.

- Oh, t'excuse pas. Elle le mérite... plus ou moins. J'imagine.

Enfin, venant de ceux qui l'avaient côtoyée de près, elle le méritait sûrement. Mais malgré tous leurs différends, elle était incapable de vraiment la détester.

- La première fois que je l'ai vue je... Elle avait décidé de quitter Paris, parce que les gens qu'elle avait harcelés s'étaient retourné contre elle, ou quelque chose comme ça. Alors elle est venue à New York, pour rejoindre "sa mère". Et hm... Plot twist ?

Zoé leva la main et l'agita un peu près de son visage avant de soupirer.

- Elle n'a pas aimé la surprise.

Elle baissa la tête, un peu perdue dans le souvenir de ses interactions avec Chloé. Puis elle se passa une main sur le visage.

- Je ne sais pas quoi penser.

Un petit sourire titre étira ses lèvres et brilla dans son regard.

- Est-ce que je devrais la défendre parce que c'est ma soeur, même si je sais qu'elle a été horrible avec toutes ces personnes, qu'elle l'a été avec moi, et que la raison pour laquelle elle est venue à New York, c'est qu'elle n'a pas réussi à digérer ce qu'elle passait son temps à jeter au visage des autres ?

Elle releva les yeux pour croiser le regard de Nathan, toujours emplie de doutes.

- Ou est-ce que je dois être d'accord avec vous parce que je sais comment elle est..?

Il n'y avait pas de bonne réponse à cette question.

La forte fibre amicale qui animait Nathan l’avait poussé tout naturellement à soutenir l’effort manifeste que faisait Zoé en se livrant aussi ouvertement à lui. Plus que n’importe qui d’autre, il détestait voir ses grands yeux bleus troublés par un souci, quel qu’il soit. Et les occurrences ne manquaient pas vu son entourage proche. Mais même si son empathie était sincère, un petit coin de son cerveau demeurait entièrement dédié au traitement de cette information.

C’est la sœur de Chloé Bourgeois. Ma colloc est la sœur de Chloé Bourgeois. Je vis actuellement avec la sœur de la plus grande peste que j’aie croisée dans ma vie. Tout … va .. bien.

Il ne pouvait s’empêcher de chercher à faire des liens, des connexions avec toutes les fois où Zoé avait laissé échapper des bribes d’informations sur sa famille. Tout lui paraissait tellement évident maintenant, et pourtant, il ne parvenait toujours pas à complètement y croire. Même si leur première rencontre n’en laissait rien présager, Zoé était l’antithèse de son aînée. Douce, pleine d’humour, le cœur sur la main, compatissante, autant de qualités désespérément absentes chez celle qui avait pourri la vie de Marinette au collège. Cela dit, l’essence même de cette discussion semblait indiquer que le lien qui les unissait pesait sur son amie plus qu’autre chose.

Ok, focus. Tu joueras aux détectives demain. Ecoute là, idiot.

En un clignement d’yeux, Nathan reconcentra son attention sur les confidences de Zoé. Il comprit ainsi qu’elle était en réalité sa demi-soeur, ce qui expliquait notamment qu’elle n’aient pas le même nom. Ou que la jeune actrice soit passée sous les radars des médias pour ne pas venir faire de l’ombre à la famille “Officielle” du Maire de Paris. Puis elle lui raconta le récit de leur première rencontre. Et bien qu’il n’ait pas été physiquement présent, il imaginait sans la moindre peine la scène à partir des détails que lui fournissait Zoé. Il se figurait avec précision l’expression méprisante qui avait du ourler le visage de la peste, le ton dédaigneux avec lequel elle s’était adressée à sa petite soeur. Et surtout, il pouvait ressentir la peine que cette dernière avait du éprouver en recevant tout ça.

Instinctivement, Nathan se rapprocha un peu plus de Zoé pour la prendre dans ses bras et la serrer doucement contre lui. Il aurait tellement aimé pouvoir le faire à l’époque, quand elle en avait réellement eu besoin … Mais à moins que le train de Solodid ne dispose d’un convecteur temporel, ça n'était pas une option. Donc il se contenterait de lui apporter un peu de réconfort comme il le pouvait.

- Roh, viens là … J’suis désolé que tu aies eu à vivre ça toute seule, p’tit chat …

Tout en l’étreignant avec douceur, il vint déposer un petit baiser sur le front blond de Zoé. Ces marques d’affection étaient devenues courantes dans leur relation, tant l’un et l’autre étaient plutôt du genre démonstratif. Mais elles n’étaient jamais anodines. Il l’écouta s’interroger à voix haute sur la voie qu’elle devrait suivre vis à vis de Chloé. Et lorsqu’elle vint à nouveau chercher dans ses yeux des réponses, il lui répondit par un sourire un peu triste.

- Tu sais Zoé, niveau famille, à par ma mère, j’ai pas vraiment de point de référence. Donc c’est difficile pour moi d’imaginer ce que ce lien avec Chloé peut représenter pour toi. Si j’avais un demi-frère détestable, je pourrais certainement te donner une réponse un peu plus élaborée mais …

Il poussa un long soupir tout en cherchant ses mots.

- Je pense qu’au final, demi-sœur ou pas, ce qui compte c’est ce que toi tu ressens vis à vis d’elle. T’es quelqu’un d’assez intuitive avec les gens, et tu te plantes rarement. Je me dis que si tu pensais qu’elle était définitivement irrécupérable … tu ne te poserais pas toutes ces questions. Alors à partir de là … C’est à toi de voir quelles sont tes limites, et si elle les a atteintes.

Il resta quelques secondes à la regarder, avant d’adopter une moue faussement renfrognée pour ajouter sur un petit ton geignard :

- Mais pitié, si c’est toujours la même qu’au collège, ne la ramène pas à l’appart, je t’en supplies.

La présence de Nathan rendait la situation plus simple. Pas à résoudre, mais à vivre. Elle se sentait plus au calme quand il la serrait dans ses bras pour la réconforter. La différence entre un véritable ami et celles qu'elle gardait autour d'elle pour ne pas se sentir exclue était phénoménale.
Elle n'en avait jamais douté, mais vu la façon dont elle était partie de la réception, ça faisait du bien d'avoir un rappel en direct. Elle se blottit contre lui et ferma les yeux.

- C'était il y a longtemps.

Ça l'avait marquée, d'autant plus qu'elle n'avait absolument personne à ses côtés à ce moment-là. Son père était à Los Angeles, sa mère n'était que Chloé avec quelques années de plus, et elle n'avait rencontré Katie que quelques années plus tard. Il n'avait pas tort sur ce point : elle avait vécu ça toute seule. Mais elle n'était plus seule, maintenant. Elle avait Katie - loin, mais toujours présente dans sa vie - Nathan, et dans une moindre mesure, pour l'instant, Ayane et Artémis.

-  Si j’avais un demi-frère détestable, je pourrais certainement te donner une réponse un peu plus élaborée mais …

Elle sourit légèrement.

- Méfie-toi. Chloé s'est découvert une demi-soeur par surprise, personne n'est à l'abri.

On rit de ce qu'on peut. Elle avait besoin de se détendre après cette fin de soirée en demi-teinte. La présence des trois pestes compromettait un peu son séjour, elle espérait juste qu'elles n'étaient là que pour le weekend. Elles se donnaient un genre, mais elles n'étaient pas si riches. Peut-être qu'elles avaient simplement gagné leurs tickets et qu'elle ne risquait de les côtoyer que peu de temps.
Quant à sa soeur...

- Je ne sais pas quoi penser d'elle. Honnêtement, je ne l'ai pas vue assez longtemps pour me faire une idée. mais je connais notre mère. J'ai juste envie d'espérer qu'elle n'a pas totalement déteint sur Chloé et qu'il y a quelque chose de bon quelque part.

Avec une mère comme la leur, on ne commençait pas sur une bonne base, et Chloé avait subi plus qu'elle la négligeance qui lui collait à la peau. Si elle avait voulu attirer l'attention d'Audrey et qu'elle avait lutté jour après jour pour ça en vain, rien d'étonnant à ce qu'elle soit devenue détestable.

- Mais pitié, si c’est toujours la même qu’au collège, ne la ramène pas à l’appart, je t’en supplies.

Cette fois, elle trouva l'énergie de rire.

- Promis. Je n'ai pas débarrassé mon appartement de trois pestes pour en ramener une. Si par miracle j'arrive à communiquer avec Chloé, les cafés sont mes meilleurs amis. J'aurais bien dit qu'elle a moins de chance de m'insulter en public, mais j'en suis pas trop sûre.

En tout cas, elle se sentait mieux. Dédramatiser la situation faisait du bien, et le secret commençait à lui peser. Que quelqu'un, quelqu'un de bien sur qui elle pouvait vraiment compter, soit au courant... c'était réconfortant.

Alors que le train continuait son lent périple nocturne, Nathan sentit Zoé se presser un peu plus contre lui, et réaffirma imperceptiblement son étreinte en réponse. Dans le langage tacite qui était rapidement devenu le leur, c’était sa manière de lui faire comprendre qu’il était là, qu’elle pouvait se laisser aller, qu’elle était en sécurité. Elle avait beau chercher à minimiser la chose, il pouvait sentir rien qu’à sa voix mal assurée que ce secret lui avait pesé bien plus qu’elle n’était prête à l’admettre. Et en même temps, comment pourrait-il en être autrement ? Être rejetée par sa propre sœur, être considérée comme le vilain petit canard d’une famille aussi en vue, tout ça en essayant tant bien que mal de garder le sourire … Le fait que ça se soit passé “il y a longtemps” ne le rassurait pas, au contraire : cela signifiait juste qu’elle devait gérer ça toute seule depuis tout ce temps. Ouais … Un câlin ne serait définitivement pas de trop.

L’évocation qu’elle fit d’un potentiel demi-frère caché fit sourire Nathan. A dire vrai, c’était loin d’être aussi improbable que la plaisanterie de Zoé de le laissait entendre. L’identité de son père était, encore aujourd’hui, un mystère farouchement gardé par sa mère. Il avait fini par abandonner le projet de lui tirer les vers du nez, en voyant que même aujourd’hui, le sujet avait le don de la mettre à cran. Mais le vécu de son amie réveillait ces interrogations restées en suspens dans un coin de son esprit. L’idée qu’il puisse avoir non seulement un père, mais aussi d’éventuels frères et sœurs dans la nature ignorant tout de son existence … C’était perturbant. Surtout pour quelqu’un qui avait recherché ce genre de proximité une bonne partie de sa vie d’enfant. Peut-être qu’à l’occasion, il aura une nouvelle discussion avec sa mère. Peut-être qu’il était temps ?

La voix de Zoé le tira de cette contemplation, alors qu’elle évoquait la ressemblance entre Chloé et leur mère. Il ne connaissait Audrey Bourgeois que de réputation, mais si ne serait-ce que le dixième de celle-ci était fondée, ça suffisait amplement à faire d’elle une horrible personne. Ça n'excuse pas le comportement de la fille du Maire, loin de là, mais ça expliquait sans doute beaucoup de choses. En tous les cas, ça rendait Nathan beaucoup moins optimiste que son amie sur les chances de rédemption de sa demi-soeur. Mais ça n’était sans doute pas le meilleur moment pour le lui dire. Au lieu de cela, il croisa à nouveau les yeux océan de Zoé, qui eurent le don de lui tirer un sourire un brin mélancolique.

- Je suis pas certain d’être très objectif sur la question vu le passif … Mais si j’essayais de l’être, pour toi, j’aurais tendance à croire que … les gens peuvent changer ? Surtout si on leur en laisse la chance. Reste à savoir si ce combat doit être le tien … ou pas. Et ça, y’a que toi qui peut le savoir, Zoé.

L’ambiance était devenue subitement plus solennelle, sans doute un peu trop pour Nathan qui se sentit obligé de la désamorcer aussitôt avec une blague. Enfin … Sur la forme, en tout cas. Parce que malgré toute l’affection qu’il portait à sa coloc, il y avait de fortes chances qu’il fuie l’appartement si Chloé devait y mettre les pieds. Pas parce qu’il avait encore peur d’elle. Non, vu le chemin qu’il avait parcouru depuis le collège, elle aurait bien du mal à le malmener comme à l’époque sans qu’il ne réplique. Et c’était bien là le problème. s'il rentrait dans son jeu, celle qui en pâtirait le plus serait au bout du compte Zoé, et il était hors de question qu’elle se retrouve à essuyer les tirs croisés d’une joute verbale entre son meilleur ami et sa demi-sœur. La question n’était à priori pas prête de se poser, aux dires de l’actrice qui avait déjà élaboré un plan d’action dans l’hypothèse où elle parviendrait à renouer avec elle.

- Hum ok … Mais tu me donneras l’adresse des Cafés en question. Que je fasse établir un périmètre de sécurité. Au cas où …

Il se laissa aller à un petit rire qui fit écho au sien avant d’adopter une expression perplexe :

- Par contre, sans vouloir te plomber, dans mon souvenir, le fait d’avoir un public avait plutôt tendance à la motiver à être le plus désagréable possible. Mais encore une fois, elle traversait peut être juste une longue … très longue crise d’ado ? Dont elle peut potentiellement être sortie aujourd’hui ? Je ne sais pas trop ce qu’elle devient aujourd’hui, à vrai dire.

Sentant que le gros de la charge émotionnelle de Zoé s’était évaporée pour le moment, Nathan s’autorisa à la laisser aller, pour pouvoir se débarrasser de sa veste et défaire le nœud de sa cravate, suscitant chez lui un long soupir sonore de bien-être. Comment pouvaient-ils porter ça à longueur de journée avant ? Tandis qu’il déboutonnait son gilet, l’autre information de la soirée lui revint subitement en tête. Ses yeux azur s’écarquillèrent alors qu’il apostrophait à nouveau son amie :

- Oh ! En parlant des trois pestes ! Il faudrait peut être qu’on établisse un plan d’action si on doit se les coltiner tout le séjour. Hors de question qu’on les laisse flinguer nos vacances. Alors, des idées ? On pourrait peut être laisser Eve les humilier l’une après l’autre ?

Il présentait ça sur le ton de l’humour, mais il ne connaissait que trop bien l’impact que leur présence pouvait avoir sur Zoé. Et il était hors de question qu’elle en soit réduite à devoir se planquer dans leur compartiment pour les éviter. Elle méritait de profiter du séjour tout autant que lui.

Changer, hein... Elle aurait aimé y croire. Peut-être que si leur mère n'était pas dans l'équation, ça aurait pu marcher. Mais elle avait eu trop d'influence, trop longtemps. Zoé était bien placée pour savoir ce que pouvaient faire ne serait-ce que quelques semaines à subir son désintérêt. Chloé avait juste... adopté à plus long terme ce qu'elle-même se contentait de faire dans certaines circonstances. Et encore, si elle n'avait pas eu d'aide pour se sortir de ce cercle vicieux, est-ce qu'elle n'aurait pas fini comme sa soeur ?
Non, probablement pas. Blesser les autres lui faisait trop mal, alors que Chloé avait plutôt l'air d'apprécier...

- Je pense qu'elle en est capable... si on lui en donne les moyens.

Et une raison. une raison de sortir de ce cercle vicieux où elle blessait les autres parce qu'elle ne connaissait peut-être juste aucun autre moyen de communiquer, et finissait simplement de plus en plus seule. C'était sans doute l'optimisme de Zoé qui la poussait dans cette optique et l'amenait à croire que le comportement de sa soeur venait d'un mal-être, quelque part, mais elle refusait de penser que quelqu'un puisse être mauvais par nature. Même sa mère avait sûrement eu un coeur un jour. La différence, c'était que Chloé était normalement encore assez jeune pour retrouver le sien.

- T'en fais pas, je te forcerai pas à la croiser. À moins qu'elle devienne miraculeusement douce comme un agneau mais je crois que même les pouvoirs magiques ne peuvent pas accomplir ce genre de miracle.

Elle se contenterait déjà très bien d'avoir une relation positive avec sa soeur, ce qui lui semblait un minimum possible sans intervention divine.

- Je sais pas... La première et dernière fois que je l'ai vue, c'était à New York. Techniquement, tes amies l'ont vue plus récemment que moi. Et ça date quand même de pas mal d'années

Si elle était bien retournée dans son ancien collège après être repartie, ce qui n'était pas une certitude. Et Nathan n'était pas celui qui pouvait répondre à cette question, vu qu'il avait déjà quitté le collège à cette époque.

- Alors... Je mentirai si je disais que voir Juliette tartinée de peinture n'était pas drôle mais bon... les mettre dans des situations humiliantes, c'est un peu leur ressembler, non ?

Elle sourit doucement. À vrai dire, elle n'avait effectivement pas envie d'utiliser les armes de ce gerne de pestes, même contre les pestes en question, mais l'idée que leur présence puisse pourrir leur semaine était déprimante. Cela dit...

- Ce n'est pas leur genre d'événement, ça veut dire qu'il y a peu de chances qu'elles aient acheté un ticket. Elles ont dû le gagner quelque part, donc... on devrai en être débarrassés après le weekend.

Sauf qu'une bonne partie des événements prévus étaient sur le weekend, justement.