Le mois de Septembre qui venait de débuter semblait vouloir amorcer une trêve avec la chaleur écrasante qu’avait connu Paris tout l’été. En cette fin de matinée, les bords de Seine étaient même emprunts d’une fraîcheur des plus agréables. Les joggers croisaient la route de parents ramenant leurs enfants de l’école, les oiseaux pépiaient dans les arbres dont les feuilles commençaient déjà à brunir, et rien ne paraissait détonner dans cette atmosphère paisible. A part peut être Nathan.

Le jeune homme, vêtu comme à son habitude du combo jean/t-shirt et d’une petite veste légère noire, remontait d’un pas leste la rue qui jouxtait le fleuve, mais sa mine renfrognée ne semblait pas particulièrement sensible au cadre clément dans lequel il évoluait. La raison ? Elle était nichée au creux de son oreille gauche, présentement en train de tenter de le raisonner. L’oreillette bluetooth, directement reliée à son portable, était au grand regret du jeune écrivain devenue une composante essentielle de sa vie professionnelle, mais en cet instant précis, il hésitait sérieusement à tester son étanchéité.

En cause, la personne au bout du fil, son agent Andrea Landry, et qui tentait désespérément de le convaincre de participer à une interview avec Alec, l'animateur vedette de TVi, pour promouvoir la sortie de Chrysalide, son premier livre. Sauf que Nathan n'était ni dupe, ni d'humeur. Il comprenait son point de vue très pragmatique qui voulait que toute opportunité de promotion soit bonne à prendre à un mois de la sortie du livre. Mais il savait surtout que l’animateur friand de potins s’intéresserait surtout à sa rupture toute fraîche avec une influenceuse vedette. Le livre, qu’il se décidait enfin à sortir après des années d'hésitation, passerait au second plan. Même s'il avait pleinement accepté ce qu'impliquait sa "notoriété", il ne s'était jamais senti obligé de jouer un jeu qui ne l'intéressait pas. Et ça n'était pas maintenant qu'il allait commencer.

Nathan avait d'autres priorités. Comme retrouver un logement au plus vite, par exemple. Parce que non contente de l'avoir plaqué du jour au lendemain pour aller continuer sa carrière à Dubaï, son ex avait aussi vendu l'appartement qu'ils partageaient à Montmartre, le forçant à revenir temporairement poser ses valises chez son actrice de mère. Rien de dramatique en soi : il s'entendait très bien avec elle. Mais il tenait à ce que ça continue, et il avait vite compris que ça serait incompatible avec un séjour longue durée.

C'est ainsi qu'après deux jours à arpenter les sites d'annonces en ligne, et face au peu de choix qui s'offraient à lui en pleine période de rentrée scolaire, il avait fini par contacter "Emilie", qui cherchait un colocataire en urgence après le départ du précédent. Il émanait, assez bizarrement, une certaine forme de douceur de son annonce. Et même s'il aurait préféré avoir son chez lui et rien qu'à lui, les photos de l'appartement avaient achevées de le convaincre qu'après tout, c'était mieux que rien.

Et c'était précisément à son rendez-vous avec "Émilie" qu'il se rendait, son enthousiasme lentement sapé à chaque nouvel assaut verbal d'Andréa qui ne voulait définitivement pas lâcher l'affaire. Il était en train de lui expliquer, encore, qu'il ne se sentait pas de s'exposer de cette manière en ce moment, quand il se retrouva finalement face à l'immeuble qui lui avait été indiqué. Le bâtiment présentait une esthétique soignée typiquement parisienne, un bon point dans la tête de Nathan. Il s'apprêtait à couper court à la conversation téléphonique pour pouvoir s'annoncer à l'interphone quand la porte s'ouvrit d'elle-même, poussée par une petite dame d'un certain âge. En l'apercevant, elle lui adressa un beau sourire, qu'elle accompagna d'un "Vous rentrez, jeune homme ?".

C'était peut être la bonté de cette petite mamie, ou bien le matraquage d'Andréa dans son oreille, mais Nathan n'y réfléchit pas outre mesure et accepta de bon cœur de rentrer dans le hall de l'immeuble, retournant son sourire au passage à la vieille dame. L'entrée était impeccablement entretenue, lumineuse, et passé une longue rangée de boites aux lettres, il aperçut un ascenseur. L'annonce mentionnait un appartement au quatrième étage, il se dirigea donc machinalement en direction des portes coulissantes.

Timing impeccable : après un « Ding » sonore, les portes s’ouvrirent spontanément devant le Nathan, qui ne ralentit donc pas. Mais malheureusement pour lui, trop occupé qu’il était à soupirer en levant les yeux au ciel face à une énième remontrance de son agent, il n’eut pas le temps de remarquer que quelqu’un sortait de la cabine au même moment, et l’impact inéluctable qui en résulta fut suffisamment surprenant pour projeter cette personne en arrière, pour se trouver les fesses par terre.

L'impact physique du choc fut moindre pour le jeune homme, qui laissa tout de même échapper un "Aïe" sonore en se frottant le torse. Mais il ne s'attarda pas sur cette sensation, coupant court à la communication téléphonique pour se  concentrer sur son innocente victime, une jeune fille blonde, qui gisait au sol en se frottant le front. Confus, il s’agenouilla immédiatement près de la demoiselle, tout en se confondant en excuses.

- Oh pardon ! Je suis vraiment désolé, c’est entièrement de ma faute, je n’ai pas fait attention … Ca va aller ? Laisse moi t'aider …

Libéré, temporairement tout du moins, de la source de son anxiété, Nathan était redevenu lui-même, et bien que se sentant ostensiblement coupable, il tenta d’afficher un sourire empreint de gêne.

Elle avait toujours du mal à bien vivre le fait de payer cet appartement avec l'argent d'une série où sa mère l'avait aidé à obtenir un rôle. Évidemment, ce n'était pas le genre de choses qu'elle pouvait mentionner devant ses "amies" : elles n'auraient jamais compris. Pire, ça aurait même pu être une raison pour elles de l'exclure, et elle n'avait aucune envie d'être du mauvais côté de leurs commentaires hautains et désagréables. Tout le monde considérait son lien avec sa mère comme un avantage, une fierté ; refuser l'aide d'Audrey aurait été incompréhensible, surtout avec la personnalité qu'elle s'était composée à l'école. C'était de plus en plus difficile de se comporter comme ça, surtout qu'elles squattaient son appartement depuis qu'elle n'avait plus de colocataire. Elle avait l'impression d'agir comme sa sœur et vu leurs dernières altercations, elle n'appréciait pas la comparaison. Mais elle n'avait pas le choix.

Enfin si, à vrai dire. Elle avait décidé de chercher un ou une colocataire pour ne plus avoir à côtoyer les filles trop longtemps en dehors des cours et s'épargner un peu le rôle de petite fille gâtée. Sauf qu'elles étaient du genre à rester beaucoup trop longtemps et que l'heure du rendez-vous approchait. C'est presque d'extrême justesse qu'elle parvint à les convaincre toutes les trois de partir, non sans les raccompagner en bas, bien évidemment. Elle rumina ses pensées dans l'ascenseur tandis que les trois autres échangeaient des ragots et des méchancetés. Pour sa part, elle s'était simplement forgé une expression hautaine pour qu'elles croient qu'elle se drapait dans sa vanité et qu'elles la laissent tranquille.

Ce fut un choc en sortant de l'ascenseur qui la ramena brusquement à la réalité. Elle leva les yeux pour voir un garçon d'à peu près son âge, à vue de nez, se pencher vers elle. Il lui arrivait parfois d'être un peu plus naturelle, plus loin de son rôle, quand elle était seule ou qu'elle se sentait plus à l'aise. Malheureusement, cet instant n'était ni l'un ni l'autre. Les filles étaient toujours là, dans l'ascenseur ; elles pouvaient la voir, et elles pouvaient l'entendre.

- Tu peux pas faire attention à ce que tu fais, un peu ?

Elle pesta tout en s'efforçant d'ignorer les chuchotements des autres, refusant l'aide qu'il lui offrait sans chercher à croiser son regard. Le pauvre... Il s'était excusé, il avait vraiment l'air de s'en vouloir mais elle ne pouvait pas juste passer à autre chose et lui pardonner comme elle l'aurait fait en temps normal. Le trio passa à côté d'elle quand elle leur adressa un regard, l'air de dire "vous pouvez avancer sans moi je vais régler ça".

- Heureusement que le sol est toujours impeccable ici, ça aurait sali mon jean.

Elle sentit son estomac se nouer. Elle avait beau se répéter qu'elle n'avait pas le choix, cette journée ne faisait qu'empirer. Elle n'avait qu'une envie : se réfugier chez elle.

La surprise, puis la gêne s'étaient instantanément emparées de Nathan, éclipsant la légère douleur du choc. La découverte du visage grimaçant de sa victime ne fit qu’ajouter à son sentiment de culpabilité, et c’était en toute sincérité qu’il s’offrait de l’aider. Mais apparemment, la jeune femme n’était pas vraiment prête à passer l’éponge directement.
Au vu de sa réaction acerbe, ça ne serait manifestement pas aussi simple que ça de se faire pardonner. Les trois filles qui l’accompagnaient, et qui rappelaient brièvement à l'écrivain une très mauvaise comédie des années 90, ne daignèrent même pas lui adresser le moindre regard, continuant leur chemin en pépiant indistinctement. Et tandis qu’elle époussetait son jean, Nathan, dont le regard n’avait pas quitté la jeune fille malgré la volonté qu'elle mettait à l’ignorer, sembla légèrement tiquer. Il l'avait déjà vue quelque part, il aurait pu le jurer. Mais où ? Il mit quelques secondes avant de finalement tilter. C'était … elle, là. Bon, il n'avait pas retenu son nom, mais il l'avait vue à la télé il n'y avait pas pas deux jours, dans l'émission d'Alec justement. Elle y parlait d'une série pour ados dans laquelle elle tenait un second rôle. Il se souvint même s'être fait la réflexion que son apparente candeur irradiait littéralement l'écran, faisant d'elle la personne idéale pour promouvoir efficacement un show devant une bardée de caméras. Nathan regretta presque qu’il n’y en ait pas une de braquée sur elle en ce moment, si ça permettait de faire revenir son sourire angélique au lieu de l'air excédé que leur mésaventure avait placé sur son visage.

- Je te prie de me pardonner, vraiment  … reprit-il en espérant que cela pourrait suffire à au moins atténuer le ressentiment de son interlocutrice. Laisse-moi au moins t’aider à te remettre debout, c’est le moins que je puisses faire …

Prenant appui sur le sol, il se releva prestement, et tendit sa main à Zoé pour l’inciter à la saisir. Il ne pensait pas que l’impact, aussi brusque soit-il, ait pu avoir causé une quelconque blessure significative chez elle comme chez lui. Mais dans le doute, et comme il se considérait comme le fautif de l'histoire, il voulait s’assurer qu'elle allait bien, au moins physiquement.

- Franchement, je m'en veux. J'étais au téléphone avec … j'étais pas concentré et … Enfin bref, t'avais certainement pas besoin de ça dans ta journée …

A dire vrai, lui non plus. Cet incident venait mettre un point d’orgue à une montagne de frustration liée à son travail, et si en plus la jeune star venait à lui en vouloir pour ça, il allait sérieusement envisager de retourner se coucher et de laisser son agent se débrouiller sans lui pour un jour ou deux. Mais pour le moment, il tentait tant bien que mal de maintenir un sourire contrit.

Elle s'énervait, plus contre elle-même que contre lui. Elle détestait agir comme ça avec des gens qui semblaient d'une gentillesse naturelle, et le pauvre garçon semblait faire partie de cette catégorie. Il faisait tout pour s'excuser et pour l'aider mais, même si les autres n'attendaient plus derrière elle comme trois poteaux, elles étaient encore trop proches pour qu'elle se permettent de retrouver son comportement normal. Elle l'avait déjà vécu une fois, elle n'était pas prête à se faire marcher sur les pieds à nouveau jusqu'à servir de bouc-émissaire quand ils chercheraient quelqu'un à renvoyer "pour l'ambiance".

- Ça va, je peux me lever toute seule.

Elle dédaigna sa main avec une grimace qui était plus adressée à son for intérieur qu'à lui. Elle entendait encore les autres chuchoter et elle serra les dents. Elles ne pouvaient pas juste partir une bonne fois pour toutes, histoire qu'elle s'excuse et que les choses puissent s'arranger ? Elle jeta un œil du côté du coin du couloir, aperçut le sac d'une d'elles et baissa la tête un instant. Pourquoi les gens détestables avaient-ils toujours plus de chance dans la vie ? Si seulement il n'y avait pas tant de risques à s'éloigner de ces filles insupportables...

- Non, j'avais pas besoin de ça. C'est déjà une journée assez chiante comme ça, c'est pas pour me retrouver en plus avec quelqu'un qui ne sait pas regarder où il va.

Est-ce que ce n'était pas un indicateur inquiétant, que tout ça lui vienne si naturellement ? D'accord, elle avait subi l'expérience avec toutes les personnes qu'elle avait côtoyées jusque-là, mais quand même... Tout ça lui laissait un goût amer. C'était un rôle qu'elle jouait un peu trop bien, comme si la méchanceté de sa mère avait réussi à s'infiltrer bien malgré elle et qu'elle n'avait qu'à claquer des doigts pour y laisser libre court.

Elle ne comprenait pas les gens comme sa sœur. Comment pouvait-on être aussi détestable et ne pas se sentir mal ? Elle avait la nausée à chaque fois qu'elle voyait l'expression sur un visage changer parce qu'elle avait dit un mot de trop.

Wow …

Même si quelques secondes plus tôt, le choc qu’il avait reçu en percutant Zoé était tout ce qu’il y avait de plus physique, Nathan venait de subir un deuxième impact, assez inattendu, en encaissant de plein fouet les réparties cinglantes de la jeune actrice. C’était sans doute un effet de son imagination, ou plus exactement, de son cerveau hyperactif qui aimait faire des connexions avec tout et surtout n’importe quoi, mais …  Le ton hautain et méprisant qu’elle avait employé, son visage marqué par un agacement qu’elle ne prenait même pas la peine de voiler, cette posture héritée des plus grandes Karen de tous les temps … Oui, l’espace d’un bref instant, il eut un flashback qui l’avait renvoyé à l’époque du collège, lorsqu’il avait fait face à la même véhémence de la part d’une demoiselle que tout Paris connaissait aujourd’hui : la tristement célèbre Chloé Bourgeois.

L’année d’écart qui séparait leurs deux classes n’avait aucunement empêchée la pimbêche de venir lui chercher des crosses une ou deux fois, toujours pour des prétextes fallacieux, et il en gardait un souvenir assez amer. Il fallait dire qu’à l’époque, Nathan n’avait pas encore acquis le lâcher prise, et surtout l’esprit de répartie dont il savait faire preuve aujourd’hui quand on essayait de lui rentrer dans le lard verbalement. Il comptait donc au nombre impressionnant des victimes de la Queen B du collège Françoise Dupont.

Il ne s’était écoulé qu’une ou deux secondes depuis que Zoé l’avait rembarré, mais le jeune homme éprouva le besoin de cligner une ou deux fois des yeux, comme pour revenir à l’instant présent, et à celle qui semblait vouloir à son tour jouer le rôle de la Peste du coin. Et il devait admettre qu’il était difficile pour lui de concevoir que celle qui se tenait devant lui était la même demoiselle qui rayonnait tant sur les plateaux télé. Comme quoi, au moins son talent d’actrice n’était pas usurpé.

Nathan considéra un bref instant l’éventualité de tenter une ultime excuse, mais il sentait bien qu’avec la tension ambiante, cela ne lui servirait qu’a se prendre une troisième salve de vacheries en pleine face. Il renonça donc et de manière assez inattendue, ferma les yeux avant de prendre une longue inspiration, avant d'expirer tout aussi peu subtilement.

- Ok … Je comprends, ne t’en fait pas. J'imagine à quel point ça doit être épuisant de se forcer à sourire, et à être agréable avec tout le monde, tous les jours, pour ne pas froisser son public.

L’ironie du propos n’avait rien de subtile, et il l’appuya d’un large sourire tout ce qu’il y avait de plus faux, qu’il adressa à son interlocutrice avant de reprendre nonchalamment sa marche en direction de l’ascenseur, la laissant volontairement derrière lui. Sans se départir de son cynisme, il continua à s’adresser à Zoé sans se donner la peine de la regarder.

- J’espère au moins que ça t’a fait du bien de pouvoir exprimer ta vraie nature grâce à moi. Ravi de t’avoir servi de défouloir. Et pour ce que ça vaut, encore désolé de t'avoir bousculé.

Entrant dans la cabine ouverte, il appuya machinalement sur le bouton "4", se retournant au moment où les portes se refermaient sans lui laisser le temps d'apercevoir la réaction de Zoé. L'ascenseur monta lentement vers sa destination, tandis que Nathan essayait de retrouver un semblant de calme avant d'aller rencontrer celle qui pouvait potentiellement être sa future colocataire. Entre l'appel d'Andréa et cette altercation impromptue, sa nervosité avait légèrement repris le dessus sur son humeur normalement joviale, et il s'en serait profondément voulu si ça venait à ruiner une de ses rares opportunités à trouver un nouveau chez lui. Et avec des voisines aussi sympathiques, ça aurait été dommage de passer à côté.

Mais alors qu'un ding sonore marqua son arrivée au quatrième étage de l'immeuble cossu, il réalisa le détail qui lui avait échappé jusque là : il n'avait aucune foutue idée de quelle pouvait bien être la porte de l'appartement d'"Émilie". Il soupira en prenant l'arrête de son nez entre ses doigts, désabusé de sa nouvelle bourde. Bien sur, il aurait pu faire le chemin inverse et aller utiliser l'interphone, mais cela impliquait de potentiellement recroiser la starlette désagréable. Dépité, il opta donc pour une investigation à l'ancienne, et alla observer les noms indiqués sur les sonnettes de chaque porte, à la recherche d'Emilie.

La situation lui échappait un peu. C'était souvent le cas, quand elle se retrouvait malgré elle à blesser des gens. Elle essayait, pourtant, de se défaire de cette angoisse et de ce besoin de rentrer dans un rôle, mais la dernière fois qu'elle se l'était permis... Tout avait dérapé. Elle n'en avait pas le courage, pas alors qu'elle entendait encore les autres chuchoter à côté. Elle préférait se sentir mal maintenant que d'être encore totalement rejetée pour avoir été trop naturelle. Peut-être que c'était idiot. Il y avait des gens biens qui se fichaient de comment elle agissait et l'appréciaient quand même, comme Katie. Mais ces gens étaient rares dans le milieu du cinéma, elle préférait s'intégrer que de prendre le risque. Alors elle en rajouta, même si la réaction en face lui noua l'estomac.

Ironiquement, il n'avait pas tort. Jouer la comédie en permanence même quand les caméras étaient éteintes, c'était épuisant. Sauf que bien entendu, la vérité, c'était que le rôle fonctionnait dans l'autre sens. Elle hésita. Les autres étaient toujours là, elle pouvait juste partir avec la sensation déprimante d'avoir blessé quelqu'un qui ne lui avait rien fait à part la percuter par accident, ce qui pouvait arriver à tout le monde. Ou bien... Que pouvait-elle bien faire d'autre ? Dans l'état où elle l'avait mis, elle ne pouvait pas juste le suivre, il y avait même peu de chances qu'il accepte le moindre semblant d'excuse de sa part. Mais elle avait du mal à le laisser partir dans cet état. Et si elle avait été la goutte d'eau de trop ? Il avait l'air tellement en colère...

Perdant visiblement patience, l'une de ses amies finit par l'interpeller et Zoé se crispa. De toute façon, le pauvre garçon qu'elle avait percuté en avait semble-t-il assez de perdre du temps avec elle vu qu'il ne lu accorda pas un regard de plus avant de se rendre dans l'ascenseur et de la laisser là avec ses doutes et se tiraillements intérieurs.

- Bon, Zoé, tu te dépêches ? T'as cru qu'on allait attendre toute la journée plantées devant la porte comme des potiches ? C'est bien la peine de nous presser autant à descendre si c'est pour mettre dix plombes.

Elle leva les yeux au ciel. Comme si elles avaient besoin d'elle pour sortir. Ravalant un soupir exaspéré, elle rejoignit les trois filles dans le hall et se soumit au rituel agaçant des embrassades et des échanges de derniers potins avant de pouvoir enfin se débarrasser d'elles. Pas trop tôt.
Un peu trop tard, en revanche.

Elle fronça un peu les sourcils en voyant que l'ascenseur était indiqué comme se trouvant au quatrième étage mais laissa vite l'idée de côté. N'importe qui pouvait l'avoir appelé entre temps, il y avait peu de chances qu'elle le recroise dans le couloir et même si ça arrivait, que pourrait-elle bien lui dire ? Elle savait pourquoi elle lui avait parlé comme ça, mais il n'était pas dans sa tête, donc il ne pouvait que juger ses actions, pas ses intentions. Et franchement, ses intentions étaient-elles vraiment mieux ?

En entrant dans la cabine, elle s'autorisa à soupirer, s'adossa contre le mur en baissant la tête. C'était épuisant. Le "ding" de l'étage la fit presque sursauter tant elle était perdue dans ses réflexions défaitistes. Elle se détacha du mur, le visage décomposé, et s'avança de quelques pas quand elle aperçut le garçon de tout à l'heure, visiblement en train de chercher quelque chose. Elle se mordit la lèvre. L'instinct la poussait à l'aider ; leur première altercation, à le laisser tranquille. Elle s'avança doucement vers la porte de son appartement, glissa la clef dans la serrure, et hésita.

- ... Je suis désolée... pour tout à l'heure...

C'était un murmure, aussi sincère que ses regrets mais, venant d'une actrice qui l'avait quasiment insulté un instant plus tôt, ça ne voulait sûrement pas dire grand-chose pour lui.

L'inspection sommaire que put mener Nathan dans le court laps de temps durant lequel il se retrouva seul dans ce couloir ne donna malheureusement pas grand-chose. Entre les flemmards qui n'avaient pas pris la peine d'indiquer quoi que ce soit sous leur sonnette, et ceux qui s'étaient contentés du nom de famille, il n'y avait pas l'ombre d'une Emilie à l'horizon. Il s'en voulait d'être monté sur un coup de tête. Franchement, qui fait ça ?

Tout ça ne serait sans doute pas arrivé sans son accident malencontreux et la réaction aigrie de sa victime. Ça, cumulé au stress des évènements de ces derniers jours. Et maintenant, il errait dans ce couloir sans savoir où aller. A ce train là, il raterait peut être le rendez-vous. Et l'appartement ? Non. Il ne voulait manquer aucune opportunité de récupérer un semblant d'indépendance, c'était probablement ce dont il avait le plus besoin en ce moment. Il se décida à aller tenter de frapper à une porte au hasard, et à demander son chemin à la personne qui répondrait. Mais alors qu'il allait essayer cette stratégie pour le moins hasardeuse, le Ding sonore de l'ascenseur retentit à nouveau, attirant instantanément son regard. Et comme il le redoutait, c'est bien la jeune fille qu'il venait de percuter qui en sortit, même si l'air abattu qu'elle arborait n'avait littéralement rien à voir avec la véhémence qu'elle avait déchaîné contre lui.

Il la fixa un bref instant, ne sachant pas vraiment comment réagir, préférant au final détourner le regard pour le reporter sur la porte qu'il s'apprêtait à marteler. Mais il fut à nouveau interrompu, cette fois par un murmure de la demoiselle, qui s'excusait timidement. Son geste suspendu en l'air, il prit une longue inspiration, espérant que la bouffée d'air lui apporte aussi la réponse appropriée. Mais comme elle ne venait pas, il finit par faire demi-tour. Ostensiblement désarçonné, Nathan fronça les sourcils, pour finir par lâcher un petit rire désabusé.

- Pardon mais là, je ne comprends pas … C’est un exercice d’acting ? Tu voulais t’entraîner à jouer les pestes avec le premier mec qui passe ? Ou c’est maintenant que tu incarnes la jeune héroïne éplorée ? Désolé, loin de moi l’idée de critiquer ta prestation, mais avec ce manque de cohérence, tu m’as perdu … Tu m’expliques ?

Les bras croisés sur son torse, il semblait toutefois être moins hostile envers son interlocutrice, mais elle allait devoir expliquer son revirement si elle voulait qu'il accepte la sincérité de ses excuses.

Il y avait peu de chances que ses excuses aient un semblant d'utilité. Qui aurait eu envie d'y croire, vu la façon dont elle lui avait parlé un peu plus tôt ? Au mieux, elle passait pour une fille incohérente ; au pire, pour une manipulatrice. Elle n'était pas sûre d'apprécier l'une ou l'autre des interprétations. Au final, elle se prit presque à espérer qu'il ne réagirait pas. Mais il finit par prendre la parole et elle s'immobilisa dans son geste, la main toujours posée sur la poignée de la porte.

Elle tiqua légèrement. Il n'avait pas l'air agressif, du moins pas autant qu'il aurait pu l'être étant donné les circonstance. Ça restait quand même difficile à entendre, parce qu'au fond, c'était un peu vrai. Sa vie était un exercice d'acting permanent et elle aurait préféré avoir toujours le choix des situations où elle devait s'y atteler. La moindre des choses, déjà, c'était de le regarder. Elle fit donc l'effort de ravaler sa culpabilité pour se tourner et lever les yeux vers lui, lâchant enfin sa porte.

- Je ne voulais pas...

Elle soupira. Elle n'avait aucune envie d'avoir l'air de se donner en spectacle pour prendre le rôle de la victime. Un instant, elle tritura nerveusement ses clefs, puis elle prit une inspiration pour arrêter de balbutier et vraiment réussir à s'exprimer. Il méritait au minimum une explication, qu'il accepte ses excuses ou non à terme.

- Je sais que ce n'est pas une excuse. Mais quand... elles sont avec moi, je n'ai pas le choix. Elles sont toutes les trois comme ça . Si je ne leur ressemble pas assez...

Elle baissa les yeux avec un frisson en s'efforçant de ne pas faire remonter de souvenirs à la surface.  Elle n'avait pas envie de savoir ce qui risquait de vraiment se passer si un jour, elle ne leur ressemblait pas assez. Tous les jours, elle les voyait avec les autres ; hautaines, méprisantes, cruelles. Et elle rentrait dans le moule pour ne pas se retrouver de l'autre côté.

- Ce n'est pas ta faute, tu n'avais pas à être mêlé à ça. Désolée de t'avoir agressé.

Est-ce qu'elle pouvait s'enfuir, maintenant ? Se réfugier dans son appartement et se rouler en boule sous sa couette ? Parce qu'elle avait profondément envie de se cacher dans un coin jusqu'à réussir à oublier cette journée.

Même si l'altercation qu'il avait eu avec la jeune femme l'avait passablement agacé, Nathan ne comptait pas laisser l'incident l'affecter plus longtemps. La colère n'était pas dans sa nature. Il y préférait grandement l'indifférence, qui exigeait beaucoup moins d'énergie de sa part. Mais maintenant qu'il avait à nouveau Zoé sous les yeux, l'ignorer n'était plus une option. Non seulement parce qu'elle était littéralement en face de lui, mais surtout parce que son expression, ses gestes nerveux, et la façon dont elle peinait à trouver ses mots lui faisaient clairement penser à … lui. Quelques minutes auparavant. Quand il cherchait sincèrement à s'excuser pour leur télescopage impromptu. Non, avec tout le respect qu'il ne lui devait pas encore, elle ne pouvait pas être une si bonne actrice. La personne qui se tenait devant lui était véritablement peinée.

Il écouta ses explications hésitantes, comprenant à travers  ses non-dits qu'elle subissait l'influence de la petite clique avec laquelle il l'avait vue tout à l'heure. La vibe "Mean Girls" qu'il avait ressenti à ce moment lui revint en tête, et semblait d'autant plus à propos maintenant. Mais comme lorsqu'il avait vu ce film à l'époque, il ne comprenait pas plus aujourd'hui ce qui pouvait pousser une personne apparemment "normale" à vouloir se conformer à une mentalité résolument toxique, même pour appartenir à un groupe. Ca lui échappait complètement, il n'avait jamais fonctionné comme ça.

Il revint de sa digression mentale, toujours face à Zoé qui n'en menait pas large. Elle s'excusa à nouveau, et l'écrivain sentit un petit quelque chose se briser au fond de lui. Il ne connaissait absolument pas cette fille, et pourtant il avait envie de la prendre dans ses bras, de lui dire que ça n'était pas grave, que tout finirait par bien aller. Mais c'était peut être un chouya trop face à une inconnue. Il se contenta donc d'un soupir, qui fut vite accompagné par un sourire compatissant.

- J'suis désolé aussi. Pour le choc … et la remarque cynique. J'ai passé une sale journée … enfin une sale semaine plutôt, maintenant que j'y pense. Je … Enfin, bref. Ne te tracasse pas pour tout ça, tu m'as l'air d'avoir déjà beaucoup à gérer avec tes … "amies".  On oublie tout ça et on reprend du début ?

Il lui tendit alors la main, le seul geste approprié qui lui était venu à l'idée en guise de réconciliation.

- Bonjour, je m'appelle Nathan, et en temps normal, je fais vachement plus attention à là où je marche. Et toi ?

Il n'avait aucune raison d'accepter ses excuses, et elle ne s'attendait pas spécialement à ce qu'il le fasse. Ils ne se connaissaient pas, il n'avait vu d'elle que ce qu'elle lui avait montré ces dernières minutes et vu comme il avait parlé, il savait un minimum qu'elle donnait dans le cinéma. Quelle raison aurait-il de croire ce qu'elle lui disait ? Et même s'il la croyait, est-ce que ça justifiait vraiment de lui avoir parlé ainsi..?

Mais finalement, en dehors du soupir qui l'inquiéta légèrement, ses paroles ne dénotaient pas pas la même lassitude ni vexation que quand ils s'étaient "parlé" au sortir de l'ascenseur. Au contraire, elle eut droit à des excuses, qui auraient pu lui laisser un goût amer - pourquoi s'excuser encore alors qu'il n'avait finalement pas fait grand chose ? - mais il avait l'air sincèrement désolé de la façon dont les choses s'étaient déroulées. Ça la rassurait un peu, de se dire qu'elle n'avait pas fait trop de dégâts. Un petit sourire timide réussit à naître sur ses lèvres et elle réussit à relever un peu les yeux.
Reprendre du début...

- Zoé.

Elle approcha la main pour serrer celle qu'il lui tendait. Son sourire trouva un peu plus de force et elle décida de reproduire le schéma avec lequel il s'était présenté, quand bien même c'étaient ses facultés d'imitation qui avaient déclenché le conflit initial. Autant rééquilibrer les choses et les utiliser pour la bonne cause, pour une fois.

- En temps normal, je me fiche un peu de savoir si une collision inoffensive va salir mon jean.

Clairement, ça n'aurait pas été sa première réaction s'il l'avait percutée en l'absence des trois autres. Elle aurait sans doute eu à peu près le même réflexe que lui à ce moment-là, en fait. Puis elle retira sa main et regarda un peu autour d'elle.

- Je t'ai... jamais vu avant aujourd'hui. Tu cherches quelqu'un ?

Il avait l'air un peu perdu dans le couloir, autant en profiter pour rattraper sa bourde du mieux possible.

Une esquisse de sourire. C'était un bon début. En tout les cas, c'était suffisant pour changer complètement les traits du visage de son interlocutrice. La peste du rez-de-chaussée semblait bien loin, maintenant. Même les inflexions de sa voix, qui se faisait presque timide, paraissaient provenir d'une toute autre personne que celle qui l'avait invectivé plus tôt. Ça aurait presque pu en être flippant dans d'autres circonstances, mais Nathan ne le ressentait pas ainsi. Au contraire, il avait le sentiment que c'était en ce moment qu'il commençait à apercevoir des petits bouts de la vraie Zoé.

Zoé ! Ça lui revenait, maintenant. Zoé Lee. Il la revoyait sur le plateau de l'émission d'Alec, répondre à ses questions avec une candeur qu'il n'attendait pas nécessairement d'une jeune actrice de la génération Instagram/Cours Florent. Finalement, le fait qu'il n'ait pas réussi à remettre immédiatement un nom sur la jeune actrice tombait sous le sens. Ca n'était tout simplement pas elle qu'il avait percuté dans l'ascenseur. Elle lui tendit sa main à son tour, et alors qu'ils se saluaient, elle se détendit, allant même jusqu'à répondre à sa blague,  provoquant un petit rire chez Nathan.

- Enchanté, Zoé.

Bon. La hache de guerre était enterrée. Une bonne chose de faite. Même si elle restait pour lui une parfaite inconnue, Nathan se laissait facilement affecter par ce genre de querelle, et le fait que celle-ci soit finalement tuée dans l'œuf lui convenait parfaitement. De quoi apaiser un peu son esprit avant d'aller à la rencontre de … Merde ! Le rendez-vous ! La raison principale de sa présence dans l'immeuble venait de s'imposer subitement au jeune homme, qui adopta une mine embarrassée, pour mieux s'en expliquer suite à la question qu'elle venait de lui poser.

- Oui, pardon, j'avoue que notre rencontre m'a un peu fait perdre le fil ! Je … J'ai un rendez-vous à 11h pour visiter un appartement ici, pour une colocation. Une petite mamie m'a ouvert la porte en bas, et après notre … accrochage, j'ai pris l'ascenseur sans réfléchir, et je me suis retrouvé là à ne pas savoir à quelle porte sonner ... C'est stupide, vraiment ...

Il tentait de masquer son embarras en passant une main dans sa tignasse noire, un sourire gêné aux lèvres.

- Mais tu peux certainement m'aider, vu que tu habites à cet étage. Je cherche une "Émilie" qui vit au quatrième. Est-ce que ça te parle ?

Il espérait qu'elle puisse l'aider à rattraper ce micmac, mais dans le pire des cas, il se résoudrait à envoyer un message à l'auteur de l'annonce.  

Une chance que de toutes les personnes sur qui elle aurait pu tomber un jour comme celui-là, elle ait percuté quelqu'un qui ne semblait pas déterminé à voir un conflit insoluble dans leur confrontation. Ça n'aurait pas été le cas de tout le monde, et elle aurait parfaitement compris s'il n'avait pas souhaité lui pardonné. Mais quand même, elle se sentait mieux à l'idée de reprendre de zéro et d'avoir des bases stables, quand bien même elle ignorait s'ils se reverraient un jour.

Cette dernière réflexion se teinta d'une pointe d'incrédulité quand il reprit la parole. Rendez-vous à 11h pour visiter un appartement... Ça voulait dire qu'il y avait quand même des chances qu'ils se revoient... Non, en fait, c'était même plus que ça. Parce que quand il continua d'avancer dans son histoire, elle écarquilla les yeux. L'heure et l'étage auraient pu être une coïncidence.
Pas le nom.

Même si elle comprit rapidement, il fallut un instant à l'information pour vraiment remonter jusqu'à son cerveau. Il avait rendez-vous... à 11h... avec elle. C'était tellement absurde, tellement improbable que sa première réaction fut de rire. Un rire incrédule qu'elle fit rapidement taire en posant une main sur sa bouche. Elle prit une seconde pour retrouver son sérieux avant de finalement lui répondre.

- Pardon, c'est... Je ne me moque pas c'est juste que...

Elle jeta un œil vers sa porte en réprimant un sourire amusé. La décompression de tout le stress de début de journée, d'un coup, rendait un peu difficile de garder une contenance. Et puis la coïncidence était quand même dingue. Heureusement qu'elle s'était excusée, quand même, ça aurait été très compliqué s'il avait fini par lui envoyer un message et débarquer en tombant nez à nez avec elle. Compliqué et potentiellement bien plus explosif.

- Juste au cas où, pour éviter d'avoir mon nom et mon adresse au même endroit en ligne j'ai... j'ai publié l'annonce sous un faux nom.

Elle se passa une main derrière la nuque avec un petit air mi-amusé, mi-gêné.

- C'est moi, Emilie.

Restait à savoir ce qu'il ferait de cette information. Parce qu'accepter les excuses d'une parfaite inconnue était une chose, mais de là à envisager une colocation... enfin, de toute façon, ils n'en étaient pas encore là.

A chaque mot qu’il enchaînait pour tenter d’expliquer la raison de sa présence sur son palier, Nathan décelait dans le regard de Zoé une incrédulité grandissante. Rien dans son histoire ne semblait pouvoir la justifier, même si il avait enchaîné les bévues depuis qu’il avait posé le pied sur le perron de cet immeuble.

Mais c’est lorsqu’il prononça le nom de la personne qu’il cherchait, ou tout du moins qu’il pensait chercher, qu’il provoqua chez la jeune actrice un éclat de rire franc et sonore. Il fronça les sourcils en réponse, un sourire d’incompréhension sur le visage. Est-ce que cette « Émilie » était mieux connue sous le surnom de « La mégère du Quatrième » ? Est-ce qu’il fonçait droit dans un traquenard que Zoé lui permettrait d’éviter juste à temps ? Les théories eurent le temps de fuser dans l’esprit fertile de l’écrivain . Mais quand il aperçut le coup d’œil qu’elle lançait à sa propre porte, ses yeux bleu s’écarquillèrent à son tour, tandis qu’il entrouvrit la bouche sans qu’aucun son ne soit en mesure d’en sortir.

Non … Oh bordel …

Il n’entendit quasiment pas l’explication qu’elle lui donna, parce qu’il en connaissait déjà la finalité. La seule finalité possible compte tenu de l’improbabilité de cette journée. Il secoua lentement la tête alors qu’un léger rire émana de son sourire incrédule. Il porta ses doigts à son visage, pour saisir machinalement l’arrête de son nez.

- Évidemment que c’est toi ... Comment ça aurait pu être quelqu’un d’autre que la nana que j’ai percutée de plein fouet dans l’ascenseur cinq minutes plus tôt ? J’en reviens pas, punaise …

Face à lui, Zoé lui paraissait rire tout autant que lui de l’invraisemblance de la situation, et il lui fallut quelques secondes pour retrouver un minimum de sérieux parmi la légèreté qui flânait maintenant dans le couloir.

- Excuse-moi. Comme je te disais : longue semaine. Euuuh … ok. Prise 3 donc : enchanté Zoémilie ! Je suis un peu à la bourre, mais j’ai eu un tout petit accrochage avec une de tes voisines en venant ici. Mais je te rassure, au final elle était bien plus sympa qu’elle en avait l’air, et ça s’est bien terminé.

Il avait retrouvé son sourire, et accompagna même sa dernière phrase d’un petit clin d’œil de connivence pour son interlocutrice.

- Alors si l’annonce est toujours d’actualité, et qu’être un peu maladroit n’est pas un critère éliminatoire d’entrée de jeu, je suis prêt à te suivre !

Il avait compris avant qu'elle finisse son explication. Elle avait passé assez de temps dans sa vie à observer les gens pour déceler l'étincelle de réalisation dans son regard au moment où il écarquilla les yeux lui aussi. L'incrédulité était clairement partagée. Au moins il y avait matière à en rire, avec l'évolution actuelle des choses.

- Les coïncidences comme ça, ça s'invente pas...

Enfin si, il y en avait un certain nombre dans les films et dans les séries, mais ça restait assez improbable dans la vraie vie. Elle le regarda retrouver son sérieux, ses propres yeux pétillant toujours d'amusement. Une chance que la situation entre eux soit revenue sur les rails avant cette révélation.

- Oh, tu sais, tu es arrivé à l'étage avant moi, donc c'est plutôt moi qui suis à la bourre. J'ai eu une petite mésaventure en raccompagnant des invitées trop encombrantes. Rien de très grave, j'ai plutôt l'impression que les choses ont pris un tour plus positif sur la fin.

Elle sourit. Rentrer dans son jeu était clairement plus simple que de vivre le rôle qu'elle s'était composé au quotidien. En grande partie parce que plaisanter comme ça était beaucoup plus naturel - et plus inoffensif - que de ressembler à ces filles-là. Elle aimait bien ce genre d'humour. S'il devait approcher d'un critère éliminatoire, celui-là n'en faisait pas partie.

- T'inquiète pas, la maladresse a l'air d'être un trait partagé.

Sur ce dernier commentaire, elle se décida enfin à ouvrir la porte et s'écarta un peu pour le laisser entrer, avant de refermer derrière eux.

- C'est un appart un peu grand pour une seule personne, du coup mes amies ont décidé qu'elles devaient me sauver de la solitude en venant squatter 80% du temps. Autant dire que ça serait dommage que le double des clefs ne soit plus du tout disponible pour elles.

Les qualifier d'amies étaient un bien grand mot, et c'était très perceptible dans sa façon d'en parler. Donc l'annonce était vraiment, vraiment d'actualité. Elles viendraient beaucoup moins - peut-être même plus du tout, si les miracles existaient - une fois que Zoé ne vivrait plus seule.

- Du coup il y a deux chambres et une salle de bain. La cuisine et le salon sont un peu... vides, mon ancienne coloc a embarqué beaucoup de choses.

Parce que la moitié des meubles était à elle, pour commencer. Il faudrait vraiment qu'elle se penche là-dessus plus tard. Mais il n'avait pas besoin de ça pour se faire une idée des lieux.

Tout comme lui, Zoé semblait encore habitée par la légère euphorie qui avait suivi la réalisation qu’ils étaient destinés à se rencontrer ce jour là, même si ils ne s’étaient pas percutés de plein fouet. C’était le genre d’anecdote improbable qu’ils ne manqueraient pas de raconter à leur entourage, certainement plus d’une fois, si l’issue de leur rencontre s’avérait positive. Mais il était sans doute un peu tôt pour en présumer, même si l’incident avait indéniablement favorisé une certaine connivence entre eux.

A nouveau, elle lui donna la réplique, en bonne actrice qu’elle était, mais il ne doutait absolument plus de sa sincérité. Pour tout dire, cet échange avait même l’air d’être rafraîchissant pour elle, et l’allusion à peine voilée qu’elle fit aux trois pestes qui l’accompagnaient plus tôt le confortait dans cette impression. Elle avait un sourire communicatif par excellence, et il n’était visiblement pas immunisé.

- Oula … Dans ce cas, je pense que c’est mieux si on maintient une distance d’au moins deux mètres entre nous. Juste le temps de passer la porte. Mieux vaut être prudents, on a déjà des antécédents …

Naturellement, il lui lança un clin d’œil complice, avant d’accepter son invitation tacite à rentrer chez elle. Wow ! Ce fut littéralement la première pensée qui lui passa par le tête en découvrant l’appartement  pour le moins spacieux de Zoé. De grands volumes, parfaitement bien agencés, une atmosphère résolument moderne qui tranchait avec la vue typiquement Parisienne que donnait la large baie vitrée du salon, et une décoration simple mais chaleureuse. La première impression était bonne, et il ne masqua pas son intérêt, alors qu’elle lui expliquait dans les grandes lignes les circonstances qui l’amenaient à rechercher un colocataire. Zoé mentionna à nouveau sa clique, et tout, que ce soit dans les inflexions de sa voix au choix des mots utilisés pour l’évoquer, ressemblait à un appel à l’aide.

- Ca serait dommage en effet … Surtout si le détenteur dudit double faisait en plus une allergie aux pestes, et que pour le préserver, sa très prévenante colocataire limite ses interactions avec elles. Erf … j’espère qu’elle n’en souffrirait pas trop …

D’un regard entendu, il voulait lui faire comprendre qu’elle n’aurait pas besoin de chercher beaucoup d’excuses pour retrouver un peu de calme chez elle si il devenait son colocataire. Et à dire vrai, c’était aussi important pour lui : il avait beau être quelqu’un de plutôt bienveillant, il était loin de pouvoir garantir son self control si le trio infernal venait pérorer chez lui. Est-ce qu’il se projetait déjà ? Un peu.

Il suivait Zoé alors qu’elle détaillait les différentes pièces dont était constitué le logement. Effectivement, on voyait bien qu’il manquait une partie des meubles. Le départ était sans doute récent. Et rapide. Une situation qu’il ne connaissait malheureusement que trop bien. Son sourire se teinta d’un léger voile mélancolique.

- Oh, je sais ce que c’est … Mon ex s’est volatilisée quasiment du jour au lendemain. La différence, c’est que comme elle partait pour jouer l’influenceuse à Dubaï, elle m’a laissé les trois quarts du mobilier … Ils sont dans un garde-meuble à prendre la poussière. Alors si jamais ma candidature te plait, on pourra toujours aller voir si y’a des choses qui te plaisent pour compenser ce qui te manque.

Il ne cherchait absolument pas à « se vendre », le lien s’était fait naturellement dans sa tête et il l’avait proposé sans même réfléchir au fait que cela pouvait paraître un brin prématuré. Il eut l’air de le réaliser après coup, et passa à nouveau sa main dans ses cheveux, l’air embarrassé.

- Pardon, je veux pas te donner l’impression de mettre la charrue avant les bœufs. Peut-être que ce serait mieux si je te parlais déjà un peu de moi ? Si tu as des critères rédhibitoires, ou des questions cruciales, autant faire le point tout de suite, non ?

Il n’avait pas à proprement parler de squelettes dans ses placards, mais mieux valait jouer cartes sur tables avant de s’emballer.